Aoi Hana - Chapitre 4
Je serrais toujours sa main dans la mienne pour courir dans la rue déserte, courir pour
s'éloigner des cris de sa famille. Au bout de la rue, exténuée, je me remis à marcher. Nous étions
loin de mon studio, il fallait trouver un bus qui nous accueille, se débrouiller pour ne pas prendre de
tickets, ou alors rentrer à pied. J'avais oublié mon sac chez eux, avec mon porte-feuille, mon
portable et quelques affaires personnelles. Derrière moi, la jeune fille ne lâchait pas ma main, la
serrant plus fort encore. Un instant, elle s'arrêta pour porter mon poignet à ses lèvres et y déposer un
baiser. Comme un enfant qui découvre le goût des choses, ma fille chocolat aimait embrasser du
bout des lèvres ceux à quoi elle tient : « J'ai toujours ta clé. Au moins on aura un toit. »
Elle semblait lire dans mes pensées. Mon cœur se calma d'un coup, elle chassa le mal d'une
seule phrase. Émue, je la pris dans mes bras, au beau milieu de la rue, sous le réverbère, dans la nuit
noire. Serrant son petit corps contre moi :
« Je t'aime, je t'aime, je t'aime infiniment Lola, je ne te laisserais pas partir. »
Elle ne répondit pas, mais je savais que ça la toucherait.
« Mes parents ont perdu leur fils à la naissance. Ils ne s'en sont jamais remis, et ont adopté une fille
pour le remplacer. Ils m'ont toujours délaissée, laissée de côté, pour aller faire la fête. Ils ne me l'ont
jamais dit en face, mais je sais que c'est parce que je suis noire, ils auraient voulu un enfant blanc.
Je suis déjà partie un mois de la maison sans qu'ils le remarquent. Ça me dégoûte qu'ils puissent
s'intéresser autant à mes résultats, juste pour se gonfler d'orgueil. S'ils nous poursuivent, ce n'est pas
pour moi. C'est par principe. Je les déteste. »
J'étais à la fois triste d'entendre tout ça, et à la fois heureuse que Lola me confie ainsi ses problèmes,
elle qui faisait tant d'efforts pour rester secrète. Je resserrai mon étreinte autour d'elle, profitant de
nos cœurs battant à l'unisson.
« Je ne te laisserai pas seule, jamais. Tu seras heureuse, on sera heureuses, tu peux oublier tout ça.
C'est fini. Je t'aime.
-Je t'aime aussi. »
***
Nous sommes rentrées chez moi en prenant un bus de nuit. Mon amante avait quelques
pièces sur elle et on utilisa sa clé pour ouvrir la porte, avant de s'endormir immédiatement, dans les
bras l'une de l'autre. J'eus un peu de mal à dormir, et me levai plusieurs fois dans la nuit. Je
craignais pour l'avenir, quelque part. Je ne savais pas vraiment ce que je pouvais risquer pour avoir
enlevé une adolescente de quinze ans et avoir une relation amoureuse et sexuelle consentie avec
elle, mais sûrement beaucoup. Dans cette société, il faut croire que le bonheur se paie toujours.
Lentement, je me levai, prenant soin de ne pas troubler Lola à mon côté. Elle ne pourrait pas
repartir, on allait se lever ensemble pour la première fois. Je remarquai mon porte-feuille sur la
table, que j'avais du oublier de mettre dans mon sac la veille. En bénissant mon étourderie, je
commençai à cuisiner un petit déjeuner de reine pour mon amante. Autant vivre comme si chaque
jour était le dernier.
Ma fille chocolat ouvrit les paupières alors qu'on pouvait voir le soleil au zénith, au travers des
rideaux. Quand elle se mit à table, je plongeai mes yeux dans les siens pour déclarer : « Je vais te
faire passer le plus beau week-end de ta vie. Dis-moi ce que tu aimerais faire, je suis toute à toi.
-Toute à moi hein...
-Il fait trop beau pour qu'on reste dans ce lit, tu ne penses pas ? »
Elle refaisait sa moue boudeuse, mais je savais que passer la journée dehors lui plaisait tout
autant. Lola avait parfois des manières de perverse lubrique, mais c'était plutôt amusant. Une fois la
vaisselle balancée dans l'évier, je prêtais ma douche et quelques vêtements à l'adolescente pendant
que je faisais le compte de mes économies. "Pour des jours meilleurs", je faisais quelques
économies depuis un peu plus de cinq ans. Mes jours meilleurs, c'est Lola, c'est son sourire, c'est
son regard, j'en avais la certitude.
Main dans la main, on se dirigea vers le centre-ville, discutant gaiement, riant à forte voix, sans
faire nullement attention aux regards autour de nous. Il faisait beau, on était samedi, les magasins
étaient ouverts, et le sourire de Lola rayonnait. Nous passâmes quelques heures de magasin en
10magasin, nous prenant au jeu de la frénésie du shopping. Voir l'adolescente heureuse à choisir des
vêtements et à les essayer devant moi suffisait à mon sourire. C'est avec plusieurs sacs de robes, de
jeans et d'accessoires qu'on s'est ensuite dirigées vers la foire d'hiver, présente en ville à cette
période. La jeune fille se dirigea spontanément vers les manèges à sensations. Le genre de choses
que je n'aurai jamais fait en temps normal. Il n'y avait pas tellement de personnes intéressées, et
quelques minutes plus tard, on était déjà installées dans la machine. Lola cria quand on se fit
propulser au-dessus de la foule, et elle serra ma main dans la sienne.
***
Dans la rue, le silence se faisait trop pesant. Je voulais que mon bonheur inonde la ville, qu'il
inonde le monde, que la musique, les couleurs, les histoires, explosent dans mon cœur, pour
rayonner dans la ville. Aussi frénétique que moi, Lola fit jaillir de la musique de son portable avant
de saisir mon autre main. On se rapprochait, on s'éloignait, les sacs de vêtements à la main, toujours
en gardant le fébrile contact de ses doigts sur ma peau. Sur les rythmes, nous dansions des pas
maladroits. J'avais la conviction désormais d'avoir trouvé ce qu'il me manquait, que ma vie
changeait, que je serais quelqu'un, que j'avais trouvé mon but. Lola.
It's time to begin, isn't it? - I get a little bit bigger but then I'll admit. - I'm just the same as I was. -
Now don't you understand. - That I'm never changing who I am.
It's time – Imagine Dragons
La danse nous mena jusqu'à mon quartier. La rue était étrangement animée, je n'aurais su
dire pourquoi. Je concentrais mon esprit sur la musique, et le brouhaha tout autour me semblait flou.
Mon amante prenait déjà un regard un peu plus inquiet, peut-être plus consciente que moi. La vérité
me sauta aux yeux au carrefour. Devant le minuscule immeuble où je logeais, se tenait un camion
bleu, estampillé "Police nationale".
À cet instant, à cet instant précis, quelque chose se brisa. Et j'avais le sentiment que ça ne
reviendrait jamais. Lola resta immobile, je ne bougeai pas. Je pris simplement sa main, en voyant la
police se diriger vers moi. Nous n'avions pas à fuir, nous ne faisions rien de mal. Pourtant, j'allais
payer. Payer pour avoir aimé.