Aoi Hana - Chapitre 3
En cours, rien ne changea, une nouvelle fois. Lola me faisait découvrir ses multiples regards,
ses multiples visages. Je n'avais plus besoin de la convoquer le soir, elle participait au cours,
parvenant à enflammer des débats sur Verlaine. La jeune fille ne parlait plus tellement à ses
anciennes amies, ne faisait plus d’œillades au garçon à la casquette. Je la voyais même, par la
fenêtre, s'adresser au premier de la classe, le garçon timide et renfermé par nature, me rendant
presque jalouse. Elle se maquillait moins, révélant la véritable teinte de ses yeux, un brun proche du
noir. Je remarquais qu'elle était en réalité plus petite que moi, et elle m'offrit l'exclusivité de la vue
sur sa douce poitrine.
Les mardis et vendredis soir, Lola s'introduisait tranquillement dans mon appartement pour
s'adonner à la danse de nos corps entrelacés. Parfois, elle attendait la nuit, aux alentours de vingt-
deux heures. Souvent, elle était déjà là quand je rentrais, s'introduisant je ne sais comment. Ma fille
chocolat avait encore bien des secrets pour moi, qu'elle semblait décidée à garder pour elle. Ses
baisers se firent plus réguliers, plus tendres et à la fois plus décidés, moins hésitants. Le regard de
défi qui illuminait son regard, elle le réservait pour ces soirs où seule sa lumière brillait dans
l'obscurité. Quand nous étions l'une contre l'autre, je la laissais faire, mais je ne pus bientôt plus me
soustraire à rester immobile. J'étais toujours perdue dans ces moments, et je n'osais prendre
d'initiative. De légères caresses suffisaient à la jeune fille. Le corps jeune de Lola me semblait bien
trop fragile, quand tous ses muscles se tendaient au bord de la jouissance, un souffle aurait pu la
briser en deux. Nous nous endormions l'une tout contre l'autre, serrées comme nous le pouvions
dans le lit de mon minuscule studio. Lola partait souvent très tôt, et je regrettais que de me réveiller
seule le matin, sans la chaleur de son corps contre mon sein. Dans ces moments-là, je redevenais la
triste prof sans intérêt, maussade, avalant ses pâtes sans un bruit.
Ces soirées ne me suffirent bientôt plus. Lola, je ne savais toujours rien de toi. Nos discussions
7étaient toujours aussi insignifiantes, et tu partais trop tôt pour que je puisse te retenir. Je ne vivais
plus que pour ces mardis, ces vendredis, mais tu étais toujours trop loin de moi. Un matin, je vins à
ta rencontre, à la fin du cours :
« Lola, attends ici une seconde. »
Interloquée, elle dit à son nouvel ami, Quentin, le fameux premier de classe, de ne pas l'attendre.
Une fois la classe entièrement vide, la jeune fille s'approcha d'un coup, saisissant mes mains dans
les siennes, et murmura en arborant ce regard plissé :
« Tu veux le faire ici ? Je ne te savais pas aussi perverse... »
Lentement mais fermement, je repoussai mon amante pour lui répondre.
« Non, je ne t'appelle pas pour ça. J'aimerais parler d'un sujet sérieux. »
Ma fille chocolat prit une mine déconfite.
« J'aimerais prendre rendez-vous avec tes parents.
-Pour quoi faire ? »
Le ton qu'elle prenait inspirait la crainte. J'avais sans doute dû prendre un air trop sévère.
Doucement, je repris mon souffle dans une profonde inspiration et lui souris : « Rien de grave.
Simple curiosité de ma part, j'aimerais leur parler. Tu n'y vois pas d’inconvénient ?
-Euh... Non, aucun. »
Son regard disait le contraire. Une nouvelle fois, Lola me déconcertait par son occasionnelle
fragilité. Je me doutais qu'il y aurait forcément quelque chose qui cloche avec sa famille, pour qu'on
puisse laisser une adolescente de quinze ans dormir chez n'importe qui deux fois par semaine. Je ne
savais rien de ma fille chocolat, et je commençais à m'inquiéter sur son sort.
Il fut convenu que je vienne dîner chez les parents de mon élève un vendredi soir, en usant
comme prétexte des félicitations pour l'amélioration fulgurante de ses résultats. Je partis donc du
lycée avec Lola, qui restait étrangement silencieuse jusqu'à ce que je lui ouvre la portière de la
voiture. Durant le trajet, elle me guida et je finis par trouver la maison de ses parents. Je m'attendais
à tout. Notre lycée était public, plutôt situé dans un quartier à problèmes, aussi je m'imaginai plutôt
un HLM délabré. Nous nous retrouvâmes pourtant devant une luxueuse maison de banlieue. Ma
fille chocolat assise sur le siège passager perçut mon étonnement et posa sa main sur la mienne,
avant de m'embrasser tendrement. Un baiser amoureux, plutôt inhabituel de sa part. Le goût sucré
de ses lèvres chaudes s'estompa rapidement. Sans lâcher ma main, on sortait de la voiture et nous
nous dirigeâmes vers la porte éclairée. Je surpris mon cœur à battre la chamade quand Lola lâcha
ma main pour ouvrir la porte. Comme si elle le retenait d'exploser. Cela s'imposait comme une
évidence qui avait déjà vaincu. Comme une adolescente à ses tout-débuts. J'aimais pour la première
fois.
« Ah, madame, nous vous attendions ! Entrez, entrez, je vous en prie. »
Le père de Lola était petit, avec un léger embonpoint ; tout ficelé dans son costume. Je ne regrettai
pas d'être venue en tailleur de travail. La mère de ma fille chocolat était semblable à son mari, avec
la barbe de trois jours en moins. Mais un détail me chiffonna : ils étaient blancs. J'en fis une
conclusion bien simple : elle avait été adoptée.
Le dîner se passa tranquillement. On ne s'éternisa pas en apéritif. Les plats, sans être
réellement gastronomiques, étaient raffinés, et on voyait qu'on y avait passé du temps. La mère de
Lola ne tarit pas d'éloges à propos de sa fille durant tout le dîner. Elle déclamait que sa fille était
merveilleuse, en tout point, et son potentiel ne demandait qu'à être découvert, mais ne lui adressa
pas le moindre regard. Son mari acquiesçait en silence. Je restais bouche bée à confirmer ce que
disait la bonne femme, sidérée par ce que je voyais. Du coin de l’œil, je ne lâchais pas Lola, qui
8restait concentrée sur son assiette, ne relevant la tête que pour soupirer. Arrivée au fromage, je me
retirai un instant, prétextant un besoin pressant. L’atmosphère de la pièce et la grosse voix de la
mère de Lola m'exaspéraient. J'avais besoin de me rafraîchir.
***
Lola m'attendait au bout du couloir, juste en haut des escaliers. Le regard tourné vers ses
pieds, je ne l'avais jamais vue aussi triste. Lentement, je me rapprochai d'elle, qui ne releva pas la
tête à mon approche, silencieuse. Après avoir rencontré cette jeune fille, je m'étais demandée si le
bonheur pouvait s'imposer à quelqu'un, comme une évidence. Comme une obligation. Et qu'ainsi la
tristesse serait révolue, même aux dépens de cette personne. Un prénom inspirant le bonheur
l'insufflait-il à son propriétaire ? Mais tout ce que je voyais face à moi, c'était une gamine au bord
des larmes.
Je m'arrêtai près de mon amante, qui ne réagissait toujours pas, et fouilla dans la poche de mon
pantalon. J'avais du mal à trouver ce que je cherchais, il y avait beaucoup de papiers de bonbons
dans mes poches, et Lola se redressa enfin, curieuse de savoir pourquoi je me dandinais ainsi. Enfin,
je tendis un petit objet à la jeune fille. Une clé, tout ce qu'il y a de plus ordinaire. Elle me lança un
regard interrogatif : « C'est la clé de chez moi. Ça t'évitera de passer par je-ne-sais où pour rentrer.
Je te la donne. »
Je voyais bien à quel point elle était émue en prenant la clé de sa main tremblante.
Timidement, elle la saisit à deux mains, et y déposa un baiser. Je l'entendis murmurer d'une voix
faible, un mantra à peine perceptible : « Merci, merci, merci, merci. »
Lola glissa la clé dans la poche arrière de son jean et plongea son regard dans le mien, la lumière y
avait repris sa place. S'adossant contre le mur, elle me défiait de son regard, une nouvelle fois. Dans
un souffle, elle m'ordonna : « Embrasse-moi. »
M’exécutant, je m'approchai tout contre ma fille chocolat, l'acculant contre le mur. Nos
souffles s'emmêlaient, nos visages s'empourpraient, à quelques centimètres l'un de l'autre. Je
m'éloignais un instant, retirant d'un doigt un cheveu qui s'était infiltré à la commissure de mes
lèvres. Lola m'observait, langoureuse. C'est moi qui me rapprochai d'elle pour l'embrasser, goûter
une nouvelle fois à son goût sucré. Son cœur battant tout contre le mien m'hypnotisait. M'enlaçant
entre deux baisers, la jeune fille me poussait en arrière, se serrait toujours plus fort contre moi,
glissait dans mon dos ses mains froides, faisant frissonner tout mon être. Un instant, j'ouvris les
yeux, entendant un bruit suspect. Je vis le père de mon amante monter les escaliers. Et, sans que je
n'ai pu repousser Lola, m'écarter de son corps, ou même récupérer les lèvres qu'elle m'avait volée, je
le distinguai se tourner vers nous, et prendre un rictus épouvanté.
Les cris, les protestations, les grondements du père. La peur pressait mon cœur, et mon seul
réflexe fut de serrer fort la main de Lola pour qu'elle se réveille. Les yeux dans le vague, elle ne
faisait rien, elle baissait la tête. La mère était vite montée à l'étage nous rejoindre. Je voyais dans le
regard de mon amante les larmes recommencer à monter, et mes mots me laissaient tomber. J'étais
impuissante face à ça, et je ne prononça pas un mot. J’entraînais la jeune fille dans les escaliers,
courbant le dos sous les insultes de ses parents. En effet, j'avais tort, et ce qu'on faisait était
sûrement mal, très mal. Mais ça lui plaisait, et à moi aussi. Nous étions heureuses, et rien d'autre
n'importait. Même si nous sommes deux femmes, même si nos origines sont différentes, même si
nous avons une dizaine d'années d'écart, je l'aime.